Clin d’oeil à l’historiographie médiévale : un empire sous le signe de la baleine

Baleine Bestiaire médiéval BnFHeureux les chroniqueurs médiévaux non soumis à la méthode critique (et d’ailleurs à toute forme d’objectivité, le mot n’ayant pas même été inventé), pour évoquer et expliquer les vicissitudes de leur temps à coup de signes divins et autres augures présentant d’ailleurs parfois des relents de paganisme fort prononcés.

Exemple parmi d’autres, la description de l’ascension de Knut le Grand, l’un des plus grands conquérants du Moyen-âge mis à la tête d’un puissant mais éphémère « empire danois » au début du XIe siècle, via la chronique de Raoul Glaber rédigée dans les années 1040 et dont Guizot écrivait que « peu d’ouvrages de ce temps, et c’est beaucoup dire, surpassent le sien en confusion et en inexactitude ».

Certes :

« Quatre ans avant l’an mille on vit en mer, près d’un lieu nommé Bernevaux, une baleine, d’une grosseur monstrueuse, se dirigeant du septentrion à l’occident: elle apparut dans une matinée du mois de novembre, dès la première aurore, comme une île emportée sur les flots, et elle continua jusqu’à la troisième heure du jour de se développer sous les yeux des spectateurs surpris et effrayés à cette vue. […]

knutAu reste, après l’apparition de ce monstre dans l’Océan, il s’éleva des guerres tumultueuses dans tout l’Occident, aussi bien dans le pays des Gaules que dans les îles de l’Océan, comme l’Angleterre, la Bretagne et l’Ecosse. Il arrive souvent en effet que, pour punir les fautes du bas peuple, Dieu suscite entre les rois et les princes des haines qui portent la désolation parmi leurs sujets, et leur font prodiguer à eux-mêmes leur propre sang. Ces îles furent donc le théâtre de malheurs pareils, jusqu’au jour où le roi de l’une d’elles s’empara par la force du gouvernement de toutes les autres.

knut1Après la mort d’Ethelred [II, 1016], qui régnait sur ceux qu’on nomme les Danemarques [Danelaw, partie de l’Angleterre anciennement sous la loi danoise] et qui avait épousé la sœur de Richard [II], duc [Comte] de Rouen [puis Duc de Normandie], Canut [Knut], roi des Anglais occidentaux, s’empara de ses États, et après avoir soutenu des guerres difficiles, il finit par conclure avec Richard un traité par lequel il épousa la sœur de ce duc, veuve d’Ethelred, et resta seul souverain des deux royaumes. Canut se mit ensuite à la tête d’une nombreuse armée pour aller subjuguer la nation écossaise, dont le roi, nommé Melculon [Malcolm II, 1005-1034], était un prince puissant et guerrier, et ce qui valait bien mieux encore, un excellent Chrétien par sa foi comme par ses œuvres. Ayant donc su que Canut avait formé le projet hardi d’envahir son royaume, Melculon assembla toute l’armée du pays, et opposa à son ennemi une résistance vigoureuse. Canut persévéra long-temps, et avec une opiniâtreté orgueilleuse, dans ses projets de conquête; mais enfin, cédant aux conseils de Richard, duc de Rouen, et de sa sœur, il dépouilla toute sa férocité naturelle pour prendre un cœur moins farouche, et consentit, pour l’amour de Dieu, à mener désormais une vie paisible; il alla même jusqu’à rechercher l’amitié du roi d’Écosse, et à tenir son fils sur les fonts sacrés du baptême. C’est depuis ce moment que l’on vit les ducs de Rouen appeler des îles de l’Océan des armées nombreuses à leur secours, toutes les fois qu’ils se voyaient dans la nécessité de soutenir une guerre. Grâces à cette alliance, les Normands et les insulaires purent jouir long-temps d’une paix assurée, et faire redouter leur puissance à la plupart des nations étrangères, sans redouter celle des autres; et cela ne doit pas nous étonner, car, en bannissant du milieu d’eux, par la crainte du Seigneur, la discorde ennemie de tout bien, ils avaient mérité que le Christ, toujours précédé de la paix, vînt établir parmi eux son pouvoir divin ». (Chronique de Raoul Glaber, livre II, vers 1047)

Une baleine, quelques guerres culpabilisantes pour le « bas peuple », une belle unité de façade, des cadeaux à l’Eglise et hop, voilà faite l’histoire bien ficelée de l’ascension d’un conquérant et celle de la postérité (toute relative cependant) d’un moine. On se demande après ça pourquoi Diable a t-on bien pu inventer les historiens…

A propos Cliophage

Historien et Journaliste; Spécialiste d'histoire militaire contemporaine (XIXe - XXe siècle), défense & plus si affinités
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