Historien et politicien, figure emblématique de l’école historique allemande à son apogée, Hans Delbrück reste une référence incontournable de l’historiographie militaire mondiale. Son œuvre majeure, souvent méconnue, constitue aujourd’hui encore un précieux outil pour l’étude de « l’art militaire. »
Delbrück l’historien, le soldat, le politique
Grande figure de l’historiographie allemande de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, Hans Delbrück, peu connu en France, est l’auteur de ce qui constitue l’un des ouvrages fondateurs de l’histoire militaire moderne. La triple expérience d’historien, de soldat et de politicien actif ressort particulièrement dans l’œuvre de Delbrück. Engagé volontaire en 1870, il est trop âgé pour participer à la Grande guerre. Se qualifiant lui-même politiquement de modéré ou de « conservateur éclairé », l’Allemand autant que l’historien se méfie des outrances du clan militariste prussien avant 1914. L’enlisement rapide de la Grande guerre fait d’ailleurs sans doute rapidement craindre le pire à cet historien militaire, indéfectible défenseur de la stratégie d’anéantissement. C’est à ce titre qu’il participe après la fin de la guerre aux travaux de redéfinition des frontières européennes, tout en s’opposant autant qu’il est possible à la thèse française de la responsabilité unique de l’Allemagne.
Si son « histoire de l’art de la guerre » qui nous intéresse ici, ne dépasse pas la période napoléonienne, elle conserve également néanmoins quelques traces du soldat Delbrück. Celui-ci rejette, parfois de façon très abrupte voire discutable, certaines sources sur sa seule expérience vécue. Ainsi en est-il de certains récits de manœuvres de cavalerie, dont les modalités sont purement et simplement rejetées par Delbrück comme étant impossibles. Plus convaincants sans doute sont ses critiques des effectifs prêtés à certaines armées, notamment antiques. Les hordes de Darius ou les armées gauloises opposées à César sont ainsi pour la première fois ramenées à des proportions plus réalistes.
Histoire de l’art de la guerre : une histoire-batailles éclairée
Loin des études strictement militaires de son temps, où la moindre manœuvre régimentaire peut-être disséquée sur des pages, Delbrück s’ingénie au contraire à prendre de la hauteur, à rapprocher les faits et à intégrer ses analyses dans un cadre et un contexte beaucoup plus larges. Il n’y est pas encore question d’explications socio-économiques telles que l’inaugureront par exemple les historiens de l’école des annales en France quelques années plus tard, mais on trouve chez lui, sans doute pour la première fois, une volonté d’intégrer l’étude des questions tactiques dans des problématiques issues du champ politique. Très attaché à la tactique et à la technique, Delbrück utilise et rapproche les batailles, non pour en étudier le déroulement exhaustif, mais afin d’en dégager les points utiles, originaux ou éclairants. Certaines d’entre elles, pourtant considérées par l’histoire comme majeures, sont ainsi absentes de son étude ou balayées en deux lignes car n’apprenant rien de neuf sur « l’art militaire. »
Certains aspects négligés auparavant font l’objet de toute l’attention de l’auteur, lequel s’appuie sur un corpus de sources absolument considérable : Qui sont les centurions de l’armée romaine ? Pourquoi un tel déclin de la chevalerie de France ? D’où provient la brève excellence militaire suédoise du XVIIe siècle ? Comment expliquer l’élan et les victoires des armées de la jeune République française, malgré leur inexpérience et leur désorganisation ? Quelle différence de nature entre les généraux de Frédéric II et les maréchaux de Napoléon Ier ? S’ajoutent à ces questions des analyses approfondies et édifiantes sur la technique, la manœuvre, l’équipement, jusqu’à la longueur des Sarisses macédoniennes.
De la même façon, on se délectera de certaines analyses de bon sens, tel cet aspect des armées révolutionnaires : « La démocratisation de l’armée [française] apporta également un avantage spécial en réduisant les exigences du corps des officiers. Il fut possible de réduire très significativement la taille du train, parce que les officiers ne furent désormais autorisés qu’à conserver le bagage strictement nécessaire. […] Les tentes furent éliminées et les hommes bivouaquaient à l’air libre, alors que chaque régiment d’infanterie prussien était suivi par pas moins de soixante chevaux portant les tentes. »… On y trouvera également d’intéressantes réflexions quant aux « performances » de certains célèbres capitaines : « Si Wellington avait combattu seulement en Espagne et avait achevé sa carrière en 1814, nous n’aurions rien eu à lui reprocher si ce n’est qu’il n’aurait pas été placé face au test ultime. […] Mais en 1815 il fut placé en situation de test et s’il répondit brillamment comme tacticien, il échoua comme stratège. Il ne résolut que la partie défensive du problème et appliqua ses méthodes espagnoles où elles n’étaient plus adaptées. Le complet succès final fut atteint au travers du fait que les capacités de Blücher et Gneisenau à diriger une armée compensèrent si brillamment ses points faibles en la matière. »
Quelques limites, mais une référence aujourd’hui encore
Sans doute, à l’instar des meilleures études du début du XXe siècle, l’œuvre de Delbrück présente t-elle quelques aspects singulièrement vieillis par l’historiographie contemporaine. Son approche stratégique se révèle quelque peu binaire. Il ne conçoit que deux types de guerres : la guerre d’usure (attrition war) et la guerre d’anéantissement (annihilation war). Toutes ses analyses stratégiques reposant sur ce postulat. Il reprend de même les conceptions de Clausewitz selon qui « la destruction des forces armées ennemies est, par-dessus tous les objectifs pouvant être poursuivis à la guerre, toujours celui qui domine les autres. »
De même, certaines rares analyses ont été tout à fait démenties par les progrès de la science (telle son étude des éléphants dans l’antiquité). D’autres aspects mis en lumière par l’historiographie récente manquent (on peut citer par exemple le Tercio espagnol). On jugera de même par l’organisation interne de son œuvre des priorités parfois discutables de l’auteur et de l’absence d’universalité de ses analyses entièrement tournées vers l’Europe.
Mais cet aspect dépassé inévitable reste finalement très marginal dans ses ouvrages, dont le deuxième volume est sans conteste le plus vieilli. La pertinence de la plupart de ses observations reste tout à fait singulière aujourd’hui et son approche à la fois magistrale et quasi « clinique », voire aride, des questions politico-militaires pourrait toujours être prise comme un modèle de rigueur en la matière. Il pose parmi les premiers clairement et discute âprement la question des effectifs, souvent fantasmatiques, présentés dans les sources antiques et médiévales. Il met en avant le rôle intemporel des tirailleurs au sein des armées antiques aussi bien que modernes. Il s’attache considérablement à l’étude des personnages et tâche de séparer l’originalité de la pensée de certains stratèges du simple bon sens exécutoire de nombreux autres. Malgré ses défauts, son œuvre (à notre connaissance jamais traduite en français à ce jour), forme ainsi sans doute la première véritable histoire militaire moderne de l’Europe.
History of the art of war, 4 volumes, University of Nebraska, 1990 – (Edition originale : Geschichte der Kriegskunst im Rahmen der politischen Geschichte publiée en Allemagne entre 1900 et 1920 – traduction en anglais par W.J. Renfroe)